Mettre en évidence le problème



Alors que certains artistes – artivistes – présentent au public des simplifications aberrantes de problèmes complexes et que d'autres transforment de réelles pratiques sociales en divertissement1, certains médiateurs – dans une tentative pour guider le public vers un monde commun - tentent de lui ouvrir le champs de l’art contemporain par l'explication des pièces et des expositions. Ces pratiques, révèlent un problème plus largement répandu dans nos sociétés...



« mangez 5 fruits et légumes par jour »,

« prenez garde à vos valeurs »,

« mangez-bougez »,

« be yourself »,



Attribuées à différents experts, ces formules simples, directives et

bienveillantes sont diffusées par les médias, la publicité et les politiques et touchent à tous les domaines du vécu. Elles ont émergé avec l’invasion de notre quotidien par les médias, la complexification de notre corpus socio-économique et la possibilité du discours dominant à atteindre les sphères de l’intime. Aujourd’hui, quel que soit son âge ou sa condition, chacun se trouve constamment confronté à une sorte de maternage abrutissant.



Déresponsabilisant, infantilisant, ce procédé infiltre le travail de la pensée et agit directement sur nos capacités de réflexion et de décision. Il crée un faux climat de sécurité que le récepteur ne peut mettre en question. De là, il intègre son impuissance suggérée, et avec elle sa non-responsabilité.

Mais retour à nos médiateurs; pour concevoir leurs actions comme clé d’un monde commun, il faut d’abord considérer comme acquis qu’artistes et spectateurs n’évoluent pas dans le même monde ; le monde des élites éclairées. Cette distinction entre élites et masse, défendue entre autre par Ortega2, a prévalu au cours de la plupart des révolutions. Jusqu’ici, des révolutions de classes. Cependant, dans nos sociétés occidentales industrialisées, c’est la population entière qui est aliénée à différents niveaux et chacun contribue plus ou moins à cette nouvelle forme de domination.

Ainsi se pose la question de l’émancipation individuelle et de l’émancipation collective. Le postulat est le suivant: la prise de conscience individuelle doit pré-éxister à toute prise de conscience collective. Cette prise de conscience individuelle des facteurs d’hétéronomie qui nous entourent ne s’oppose pas à la réflexion commune. Seule à pouvoir lutter contre un système de domination maternant, elle mène à un état réflexif émancipateur. Quand, au contraire, suivre un groupe dans une idée d’émancipation communautaire ne fait que changer des mots sur des positions sans briser la logique de fonctionnement.



L’uniformisation visuelle et fonctionnelle de notre quotidien ainsi que la tendance du discours dominant à materner nos décisions nous ont déshabitués de ce type de réflexion individuelle libre. Ils nous ont désappris à voir. Et de là, à penser, à choisir et à aimer. Ils saturent les niveaux de pensée jusqu’au goût. Influençant directement notre sensibilité et modifiant la façon dont nous appréhendons les choses. Nous ne sommes plus à l'époque des avant-gardes artistiques potentiellement salvatrices, mais ce qui vaut dans la vie, vaut dans l'art. Et l'uniformisation des esthétiques comme la pédagogie médiatrice ne fait que transformer l'art en le monde tel qu'on le connait.



1 Pia Lanzinger, Three pieces for street sweepers. From the visible to the invisible, Historic Center of Mexico City, 2010 - Gareth Moore, A place-near the buried canal, Documenta(13), Kassel, 2011-2013, Theaster Gates, 12 Ballads For Huguenot House, Documenta 13, Kassel, 2013.

2 «La chaîne logique implicite de la conception ortéguienne de la politique relie pouvoir spirituel et pouvoir public par le biais de l’opinion publique. L’intellectuel, comme formateur de l’opinion publique, sert de “courroie de transmission” entre société civile et institutions ; il détient non pas un pouvoir politique mais un pouvoir spirituel, historiquement et politiquement déterminant. La tâche spécifique des élites intellectuelles et scientifiques est donc de configurer de nouvelles valeurs, croyances, et savoirs pour leur génération, capables de fédérer l’opinion publique.» Eve Giustiniani, De la raison vitale à la raison historique, la philosophie de l’histoire au secours de la politique chez Ortega y gasset (1923-1930), 2006